Le Carbet des Assos, au coeur d'un quartier multiculturel

Cet article a été écrit à partir de l'intervention de Juan David, Coordinateur du Carbet des Assos à St Laurent du Maroni, lors des Rencontres nationales du RNMA en novembre 2019.  Cliquez ici pour voir les actes complets de ces Rencontres

« Je vous remercie d’être venus jusqu’ici, c’est bien que vous soyez avec nous. En Guyane, un carbet est une maison de bois, avec un toit végétal et elle n’a ni porte ni fenêtre. Elle se trouve souvent dans les abattis, c’est-à-dire des endroits en forêt où l’on abat les arbres pour ensuite cultiver. C’est un abri pour y mettre son hamac et dormir. De façon plus moderne, il y a maintenant des « maisons carbets ».
Nous sommes le Carbet des Assos et non une Maison des associations, des quiproquos existent. Nous sommes simplement une association composée d’associations, de personnes morales, mais également d’individus. Vous avez tous été touchés par l’intervention de Christophe Pierre sur l’expérience de l’inclusion et surtout l’expérience de l’exclusion. Je travaille au Village chinois, je devais venir avec mon collègue qui est Bushinengue, qui fait partie de la communauté Djuka. Je vous demande d’excuser son absence, mais dans le quartier nous avons eu de petits conflits à régler. Le travail continue malgré les Rencontres, il est sur le terrain. Mon intervention intégrera ses propos. Nous sommes un espace de vie sociale et un espace de vie culturelle.

Le 1er janvier 2020, nous serons agréés en tant qu’espace de vie sociale. Nous avons été accompagnés par nos partenaires financiers : la Ville, la DGSCS, le FONJEP, la CGET (Contrats de ville) et la CAF. La CAF, qui avec la fédération des Centres sociaux de France depuis deux ans mène une opération pour créer des centres sociaux, des espaces de vie sociale en Guyane. Cela n’existait pas, alors que vous y êtes habitués en métropole. Les Guyanais les confondent souvent avec une maison de quartier, une maison de quartier qui peut aussi avoir une dimension politique avec un conseil citoyen.

Je vais vous expliquer ce qu’est un espace de vie sociale en Guyane, comment nous portons ce projet. Je reviendrai sur les notions d’inclusion et d’exclusion, nous avons parlé de multiculturalisme, nous avons oublié de parler de l’assimilation et de l’inter-culturalisme. Je vais poser un cadre sur ces trois mots. Je suis métropolitain à la peau blanche, mais mon cœur est noir, c’est-à-dire bushinengue. Je travaille tous les jours avec des Bushinengues qui sont le public du Village chinois. Dans le quartier qui s’appelle le Village chinois, un petit quartier de pêcheur : nous sommes totalement isolés, un peu exclus et pas toujours pris en compte. Sur la carte de Saint-Laurent-du-Maroni, le Village chinois n’existe pas ; nous ne sommes pas considérés comme un quartier, mais comme un petit bout cœur de ville. Or, il en fait l’histoire de Saint-Laurent-du Maroni avec la construction de l’administration pénitentiaire. Avant tout était en forêt, les premiers échanges, la vie économique, commerciale et culturelle se déroulaient par le Village chinois, village traditionnel de pêcheurs : un embarcadère avec des filets autour. J’ai planté le décor dans lequel nous vivons.

En ce qui concerne l’espace de vie sociale, l’association a 3 ans d’existence. Le Carbet fait suite à plusieurs projets au cours des 20 dernières années. Généralement portés par des associations, il y a eu la Croix-Rouge, un journal, un projet culturel porté par la mairie, etc. Il n’y avait jamais eu de projet coconstruit avec les habitants. Dans ce quartier, le Carbet des Assos était un lieu culturel, mais pour les gens de la ville. Il n’arrivait pas à insérer, à intéresser les habitants du quartier à ses projets pourtant divers (hip-hop, etc.).

Je travaille sur le projet de création d’un espace de vie sociale depuis environ un an et demi, l’espace culturel servant de porte d’entrée pour aborder la sphère sociale, prendre contact avec des gens et aborder leurs préoccupations. Notre premier combat a été de dire que culturel et social sont liés, y compris pour les financements, qu’il faut arrêter de diviser, de sectoriser. L’individu est un être complexe vivant sur un territoire complexe, donc la culture, l’économie et le social sont au centre du projet. Le Carbet des Assos est un projet à but holistique et anthropologique avec une démarche ascendante. Progressivement, avec les habitants, nous définirons des axes de développement. Nous sommes une association donc a priori, nous sommes indépendants.

Jusqu’à présent, il n’a pas été question de mandat, de légitimité. Mais, en quoi un professionnel, une association ou une MDA est légitime à porter des projets pour le compte d’habitants ou d’associations ? L’idée est de prendre la réflexion à l’envers, car nous sommes sur un territoire postcolonial à la française, donc « assimilationiste ». Nous avons peur du multiculturalisme, selon des modèles par exemple des États-Unis ou du Canada ; mais derrière cela, nous essayons de glisser la notion d’interculturalité. Or, ce n’est pas souhaitable, car cela n’existe pas en tant que finalité. Nous tendons vers le multiculturalisme, vers l’interculturalisme, ce qui signifie prendre d’abord en compte une culture. Ce sont essentiellement des Bushinengues qui vivent au Village Chinois ainsi qu’une population immigrée. Certains Bushinengues sont nés en Guyane, mais leurs femmes et des membres de leurs familles viennent du Surinam. Il y a également des immigrés du Moyen-Orient. C’est le public avec lequel nous travaillons, avec pour publics cibles les jeunes, les moins jeunes, les adultes et les travailleurs qui font vivre le quartier. Ces derniers sont considérés comme des habitants puisqu’ils sont des piliers, un apport important pour le Village chinois. Pour l’interculturalité, nous partons d’un principe amérindien : la théorie de l’entier. Quand on regarde la pleine lune, elle n’est jamais vraiment pleine, le fait qu’elle soit pleine se révèle à nous mêmes. Cette notion peut paraître totalement étrange, mais c’est le nerf de la guerre. À partir du moment où une culture, une communauté se conçoit comme un entier, elle arrivera à s’ouvrir à l’autre. Inversement, c’est beaucoup plus compliqué, et pourtant, tout le temps, nous nous évertuons à créer, à proposer des projets descendants. Au moins en Guyane, mais cela doit être la même chose en France, le public est souvent déçu et l’on a du mal à le faire venir, au moins à long terme. Le projet peut leur parler, mais pas suffisamment. Pour le centre de vie sociale, nous souhaitons mener des réflexions avec les habitants pour savoir comment agir sur ce qui les intéresse.

La première démarche a été de créer un groupe moteur de 10 habitants, sur 5 mois, avec la création collective d’un questionnaire sur les envies et les besoins des habitants, sur leur relation avec Carbet des Assos, dans le but de définir des perspectives d’évolution et de luttes. 90 questionnaires ont été remplis, dépouillés avec le groupe moteur et le résultat communiqué lors d’une réunion regroupant 80 personnes du quartier. Nous avons mis en exergue divers problèmes que nous avons priorisés, nous ne pouvons pas tout mener de front. Nous avons ouvert la possibilité que des personnes prennent en charge certains problèmes.
6 chantiers importants ont été mis en place. Dans le Village chinois, 60 % à 80 % de la population ne bénéficient pas d’eau potable, 100 % n’ont pas de toilettes (douches et bains se font dans le fleuve), 98 % ne sont pas propriétaires, ils ne sont parfois même pas locataires (l’État leur prête un logement ou il s’agit de squats). Cette population travaille peu ou de façon informelle : être piroguier, vendeur de poissons ou de boissons n’est pas un travail reconnu. Il y a aussi des prostituées, des toxicomanes, des délinquants. Cette image « de marque » dévalorise, fait peur aux habitants du quartier.

La première visée à long terme est de faire un label du Village chinois pour que les habitants puissent être fiers de leur quartier. La deuxième finalité est qu’avec ce diagnostic, avec les personnes avec lesquelles nous avons créé le groupe moteur, c’est de développer 4 axes : l’accompagnement individuel et familial (accès aux droits, parentalité, insertion économique notamment des jeunes), le développement du quartier (animation collective, projets environnementaux, il y a déjà eu transformation d’une décharge en terrain de foot).

Une question se pose : pourquoi le Carbet des Assos et l’espace de vie sociale existent ? C’est la partie que devait exposer mon collègue. Il est né et habite le Village chinois depuis 42 ans, il en est l’un des leaders et il est médiateur au Carbet des Assos. Quel est notre mandat, quelle est notre légitimité ? Nous sommes deux salariés et l’un est membre du quartier. Avoir un habitant qui se bat au quotidien, qui connaît tout le monde, nous rend légitimes. De plus, cela résout le problème de langue, la langue bushimengue n’utilise pas les mêmes images, les mêmes mots pour entendre, pour comprendre, par exemple le mot « association ». Il faut passer par d’autres représentations, d’autres façons de faire.

Nous allons parler de temps, d’espace-temps, de temps bushimengue. Il faut prendre tout cela en compte, il faut prendre le temps, si nous sommes pressés par les financeurs, par les calendriers de réalisation d’actions liées à des appels d’offres, nous ne pouvons pas travailler correctement. La notion de légitimité du mandat est apparue parce que le médiateur connaît les gens et nous avons pu relever toutes les problématiques, leurs difficultés liées aux papiers (administration), à la langue, à l’insertion, au métier, au logement. Nous avons pris pour argent comptant ce qu’ils disaient et nous avons fait entrer 3 personnes au conseil d’administration, qui se compose désormais de près de 40 % d’habitants et 60 % de représentants d’associations ou de personnes physiques ne résidant pas dans le quartier.

Pourquoi le Carbet des Assos est un centre de vie sociale ? Par exemple, les enfants jouaient au foot dans une grande salle qui est une salle de danse qui possède des vitres, et ils ont cassé l’une d’entre elles. À cette époque, notre médiateur n’était « que » père de famille, l’association n’était pas contente, il leur a expliqué que les enfants étaient à la rue, qu’ils n’avaient aucun espace. Une réflexion collective est née de cet incident et la décharge de 450 m², par une action collective a été transformée en terrain de foot. Le terrain a été terminé en août 2019, il est utilisé quotidiennement, de plus il amène des jeunes d’autres quartiers tous les week-ends. Le pari est réussi, puisque cela désenclave le quartier. Cette action a été un moteur, un fil conducteur, une colonne vertébrale qui a permis de construire une légitimité vis-à-vis du quartier, de lancer un projet à long terme, avec une professionnalisation de la structure (2 salariés depuis un an).

Depuis des femmes sont venues nous voir et s’est créé un groupe qui s’appelle « creative women, la force, la puissance, la force des femmes ». Elles se réunissent une ou deux fois par semaine pour un travail artistique, sur l’émancipation de leurs idées ou sur des problèmes très concrets, sur leurs difficultés.


Questions-réponses avec la salle

Antoine Gonin, MDA de Versailles
« De nombreux partenariats institutionnels ont été évoqués, j’aimerais connaître le rôle de la collectivité pour les associations guyanaises et dans l’organisation des villages. Quel a été le lien avec la collectivité pour la création de cet espace ? »

Juan David, Coordinateur, Carbet des Assos
« Le lien a été primordial, puisqu’à l’origine ce lieu tombait en désuétude et c’est un projet porté par la municipalité. Il y a 3 ans, le directeur du Patrimoine est venu dire qu’un lieu se libérait pour
une association culturelle de la ville : faites un projet, sinon il pourrait se transformer en commissariat de police. Le Carbet des Assos du Village chinois est le groupement de 4 associations (danse, musique, spectacle, santé). Elles se sont associées en une structure supplémentaire, tête de pont pour gérer un lieu culturel. Très vite, la réalité du quartier a fait qu’il y a eu une envie de créer un espace de vie sociale. Stéphane Moreau, acteur décisif, comme Johan Balageas de l’APROSEP nous ont permis grâce à leurs conseils en ingénierie de projets de professionnaliser la structure. C’était primordial, ensuite il y a eu des conventions pluriannuelles. Il y a des partenaires financiers, mais le public du quartier est le partenaire numéro un. L’objectif est de créer un comité d’habitants pour concevoir et promouvoir dans le quartier et dans l’association, pour ne pas être aspiré par le projet politique des collectivités. C’est un garde-fou qui serait l’optimum dans une évaluation. Comité d’habitants… coutumier pour être vigilant quant à l’indépendance du quartier vis-à-vis des financeurs. »



Véronique Conort, Ville de Dijon
« Combien de personnes suivent concrètement les projets de l’association, êtes-vous
salarié de l’association ? »

Juan David, Coordinateur, Carbet des Assos
« Nous sommes 2 salariés, je suis le directeur, coordinateur de l’association et il y a un animateur de quartier. Le CA se compose de 8 personnes et une équipe de 5 supra bénévoles présents presque chaque jour dans la structure, un groupe moteur de 8 personnes dans le quartier. L’espace de vie sociale est assez petit, mais nous avons l’usage d’un grand lieu et nous travaillons avec 25 à 30 partenaires plutôt opérationnels. Par exemple, le Conseil départemental de l’accès aux droits (CDAD) est conventionné, il tient une permanence. Beaucoup d’associations interviennent dans le quartier et dans notre lieu. »

Stéphane Moreau, Délégué du Préfet à la Politique de la Ville de Saint-Laurent-du-Maroni
« Il y a eu un ping-pong très intéressant entre la collectivité et les services de l’État puisqu’à la base l’approche était culturelle, elle a glissé petit à petit vers de la Politique de la Ville. Elle impacte indirectement la Politique de la Ville, car d’autres initiatives vont emboîter le pas au Carbet des Assos. Notamment par un accompagnement suivi de manière collégiale, tous les acteurs sont présents dans la salle. La mairie pense donc qu’il serait intéressant de créer un sous-service à la Politique de la Ville d’animation citoyenne, vie sociale, etc. Une mécanique est mise en route, il faut continuer à la suivre. Tout ce processus est intéressant. Un des rouages manquants est une Maison des associations pour pouvoir faire un entretien actif de cette dynamique et de faire que cette vie citoyenne reparte d’elle-même par un processus qu’une association appelle « processus d’individuation ». Concept qui peut s’appliquer à une association ou un collectif : il s’agit de prendre conscience de soi-même. C’est une de nos clés pour rentrer dans une participation active de citoyenneté et de développement de Saint-Laurent-du-Maroni au sens large. »

Johan Balageas, Chargé de projets réseau SAVA à l’APROSEP
« L’APROSEP avait des locaux dans le quartier. Ils nous avaient été donnés au départ pour gérer les activités périscolaires et extrascolaires sur la ville. Comme nous faisions de l’accompagnement aux associations, nous avons mis ces locaux à leur disposition. Lors de la toute première discussion avec Carole Orchampt et Grégory Autier où il a été question de tenir les Rencontres en ce lieu, c’est parce que nous espérions que nous allions inaugurer la Maison des associations à Saint-Laurent-du-Maroni à l’occasion d’un changement de municipalité. Il y a eu cet élan, et c’est pour cela que nous avons souhaité faire venir le RNMA au Village chinois. C’était également pour accompagner l’émergence d’autres structures du même type que le Carbet des Assos, car il manque cette ingénierie. »

Sylvain Rigaud, Chargé de mission RNMA
« Il a été question du souhait de développer des dispositifs plus ascendants que ce que nous pouvons connaître. L’un des enjeux est de pouvoir confronter les pouvoirs publics à la volonté des habitants. Faites-vous un travail en ce sens ? Quel est le rôle du Carbet ? »

Juan David, Coordinateur, Carbet des Assos
« Oui, effectivement, c’est le nerf de la guerre. Nous considérons que le Village chinois est une ZAD, une zone à défendre et la création d’un comité d’habitants est pour se positionner sur ces questions. Quel est l’avenir de ce lieu dans 10 ans, sachant que la ville a un Plan local d’urbanisme dans lequel les berges pourraient être totalement remodelées ? La ville sera repensée. Nous avons un quartier de centre-ville qui est au beau milieu de tout cela, mais les politiques ne savent pas qu’en faire, en tous les cas ils ne nous le disent pas. Nous souhaitons conscientiser une population dont beaucoup de membres n’ont pas de papiers ou de projets visibles. Nous souhaitons créer, impulser une visibilité dans l’espace public pour être plus incisifs dans 3 ou 4 ans et pouvoir peser sur le débat du devenir du Village chinois. Sur ce point, les habitants nous suivent, mais il faut aller très doucement, comme ils survivent, l’intérêt individuel prime sur l’intérêt collectif du quartier. Travailler sur un terrain individuel permet d’épanouir l’individu afin qu’il puisse s’investir dans le collectif. »

Joëlle Maury, MVAC du 20e arrondissement
« Combien le Village chinois compte-t-il d’habitants ? » Juan David, Coordinateur, Carbet des Assos « Le Village chinois compte 200 à 220 habitants. Ensuite, il y a les travailleurs. Nous sommes une zone d’influence. De plus, nous travaillons avec la ville entière sur les événements culturels, il y a 150 à 200 usagers qui viennent dans le lieu, chaque semaine (danse, musique, théâtre, cirque,etc.), plus toute l’activité sociale du quartier. Les quartiers voisins participent également à certaines actions. C’est un mélange, nous ne souhaitons pas faire exclusivement de l’action sur le terrain. Le terrain est très petit, mais comme tous les maux y sont concentrés, nous avons déjà beaucoup de travail. »

Catégories
Accompagnement

Typologies
Cas pratiques & témoignages

Date de publication
29/11/2019

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